La gîte et le couvert

Traverser un océan en bateau. Il y a encore 2 ans, ça m’aurait semblé assez excitant mais très lointain. Des histoires d’autres gens, des récits qui font envie mais dont je me disais qu’il y avait peu de chance que ça m’arrive un jour. Et puis un premier déclencheur a eu lieu en mai dernier lors d’un échange avec la cousine d’Hélène. L’entendre raconter son programme de 5 ans autour du monde en bateau, avec un passage prévu par l’Antarctique m’avait assez enthousiasmé. Puis la lecture des aventures de Mike Horn autour du monde en suivant l’Equateur (Latitude 0°) m’a remué les méninges, faisant écho aux heures passées à suivre passionnément les courses au large.

Le temps a fait le reste, et à un moment du voyage, c’est devenu une idée fixe : je veux traverser un océan, et découvrir par la même occasion la vie sur un voilier, cette année de liberté étant l’occasion ou jamais. Hélène, déjà expérimentée de plusieurs fois 1 semaine de croisières entre potes, et issue d’une famille de marins chevronnés où on achète son voilier avant sa maison, était moins enthousiaste que moi. La bougresse, elle savait à quoi s’attendre, elle.

Après de longues recherches sur Findacrew.net, le Blablacar du bateau, on a enfin réussi à donner envie à des skippers de nous prendre à bord. On avait d’abord créé un profil tout gentil : « on est des jeunes mariés en voyage, on ne sait pas grand-chose en matière de voile mais on est sympa et on a très envie d’apprendre ». 2 mois passent, et les rares réponses sont négatives.

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On n’était pas loin de perdre espoir quand, au hasard d’une annonce, on change de regard et on étudie les profils d’autres candidats à l’aventure. Bien sûr, nous n’imaginions pas être les seuls à chercher, nais nous n’imaginions pas non plus être des 1ère année de médecine face au Numerus Clausus. L’erreur ! Sans même compter les solitaires, des couples en voyage désirant traverser un océan, il y en a dans tous les sens, et avec des annonces bien plus agréables à lire que la nôtre. Photos attrayantes, anecdotes bien placées, présentations fleuries… C’est simple, si j’avais eu un bateau, je les aurais peut-être embarqués, ces cons.

Alors, puisque l’obligation de se vendre s’étale jusqu’au bout du monde, on a ripoliné notre profil, sans faire dans la finesse : « on voyage avec nos parapentes  (+40 pt originalité). Et potentiellement vous apprendre si ça vous botte (+30 pt intérêt perso du skipper). La voile ? Oui bien sûr on connaît, c’est pas la question (+ 50 pt ouf c’est pas des boulets) ». Bingo : en moins d’une semaine, on a reçu 3 propositions fermes et 2 qui collaient exactement au projet :

  • Un catamaran, moderne, tout confort avec matos de plongée et de kite à bord, en route pour la Nouvelle-Calédonie. Mais ce genre de bateau est presque trop facile à vivre, donc trop éloigné de notre envie de découverte de la navigation et de la vie en haute mer en en bavant un peu.

  • Un vieux gréement et son skipper allemand, qui navigue avec depuis 25 ans sur toutes les mers du globe, de l’Ecosse jusqu’à Tahiti : pas de cabine perso, un confort très relatif, mais la garantie d’un vrai bout d’aventure pendant une traversée de 1 200 miles nautiques (2250 km) de la Nouvelle-Zélande jusqu’aux Fidji. Schön, das ist gut !

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Michael, notre capitaine pour le mois à venir, nous avait demandé de ne pas trainer après le vélo pour rejoindre le bateau, au cas où la fenêtre météo pour la traversée s’ouvre plus tôt que prévu. C’est donc sans transition depuis nos aventures à vélo qu’on a traversé tout le pays, pour rejoindre la marina d’Opua, tout au Nord.

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Après l’avions et le bus, nous terminons notre remontée express du pays par 15 min de marche de nuit et sous la pluie depuis l’arrêt de bus jusqu’au bar du Yacht Club où nous retrouvons Michael, et nous montons sans plus tarder dans l’annexe pour prendre place à bord du bateau qui est au mouillage dans la baie. Tout le monde dort déjà, nous traversons dans le noir et à tâtons le bateau direction notre matelas dans un réduit à la poupe, et on se couche sans demander notre reste. L’immersion sans préambule dans un environnement complètement nouveau est assez brutale…

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5 étoiles avec vue

Le lendemain, on file naviguer un peu ; histoire de découvrir le bateau, d’explorer la splendide zone de Bay of Islands et pour Michael de tester un peu l’équipage. Avant de s’engager pour 7 à 10 jours en circuit fermé dans la promiscuité intense d’un voilier, l’envie se comprend sans peine. Il nous colle pour la nuit dans un mouillage désagréable très exposé à la houle et donc remuant sans cesse ; même s’il s’en défend, on le soupçonne de mettre ainsi tous les estomacs à l’épreuve pour que chacun mesure bien ce qui l’attend et puisse renoncer pendant qu’il est encore temps…

Pas vraiment de quoi nous dégoûter
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Cyrus, nous, Michael, Julia, Gabrielle et Yuki

Le reste de l’équipage est composé de :

  • Cyrus, un américain de 26 ans qui bosse sur vieux gréement aux US et vient de passer 1 mois à aider Michael à bricoler le bateau.
  • Gabrielle, une française de 25 ans, en disponibilité au milieu de son internat de médecine, et qui elle aussi a déjà 4 semaines d’expérience sur le bateau
  • une colonie de 4 jeunes hippies, tout droit sortis des années 60 avec une fidélité au cliché qui ne manque pas d’impressionner : insouciance complète, vêtements amples achetés à Kiloshop, pas de sous-vêtements et une revendication unisexe de la pilosité sous les aisselles.
    Leur passe-temps : jouer du ukulélé, tricoter des bonnets, faire des bracelets ou se toucher les cheveux. 2 filles, et 2 garçons mais ceux-ci nous quittent dès le lendemain, l’un car il réalise tardivement qu’il n’a pas les moyens de participer aux frais de la traversée, et l’autre rentre subitement au pays – son père est malade. Restent avec nous Yuki et Julia, 23 et 25 ans, l’une américaine et l’autre fille rebelle de Lord anglais, en vadrouille ensemble depuis 2 ans.

https://www.youtube.com/watch?v=a2LnIv8lpxM

 

Au matin, nous revenons sans traîner au port. Le créneau météo envisagé la veille est confirmé, le départ est programmé pour le lendemain midi et la liste des préparatifs est encore longue :

  • terminer les petites réparations sur le bateau
  • arrimer ou enlever tout ce qui pourrait bouger sur le pont pendant la traversée
  • faire les papiers pour l’immigration Néo-Zélandaise et Fidjienne : on doit annoncer au moins 3 jours à l’avance qu’on arrive en bateau, dans quel port, et avec 13 pages de détails sur le bateau et ses passagers, et envoyer le tout aux services de l’immigration, des douanes, de la biosécurité et de la santé.
  • Prendre une dernière douche chaude
  • envoyer les derniers mails / messages pendant qu’on capte encore, en essayant d’anticiper suffisamment car la prochaine connexion est au mieux dans 2 semaines…
  • et évidemment faire les courses pour au moins 3 semaines pour 7 personnes, ce qui donne ça :

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Tout le bateau fourmille pendant les dernières 24h, et cela laisse peu de temps pour faire connaissance avec nos compagnons de voyage. Mais en même temps, il faut avouer qu’on en a un peu marre de raconter notre voyage et se présenter pour la 1500e fois depuis septembre, alors la frénésie des préparatifs et la perspective des quarts pendant la traversée (veille à tour de rôle à la barre du bateau, 24h/24) qui nous donneront amplement l’occasion de papoter pardonnent notre sociabilité limitée du moment.

Le lendemain midi, samedi 6 avril, la pluie nous indique qu’il n’y a aucune raison de rester dans les parages et qu’il est temps de se lancer vers l’horizon. Alors sans tarder, on hisse les voiles dans un vent soutenu et une mer un tantinet turbulente. Tout le monde a sans doute une petite appréhension, car une telle traversée est une nouveauté pour chacun, mais personne ne le dit. Et pour nous, le bateau est encore une découverte de tous les instants.

Construit en 1920 par un célèbre architecte naval, Pantagruel est un yawl (2 mâts avec le 2e derrière la barre) polonais de 54 pieds (16,2 m). Il a déjà vécu quelques aventures puisqu’il a été sabordé pendant la guerre dans le port de Gdansk avant l’arrivée des allemands. Renfloué puis peu entretenu, Michael l’a récupéré à l’abandon et son aménagement actuel est le fruit de 25 ans de bricolage hétéroclite du capitaine qui, au gré de son inspiration et de ses finances, a créé une caverne d’Ali Baba où le moindre recoin cache une trappe, une décoration ou une future zone de travaux.

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Les premières heures passent lentement au rythme de la disparition des dernières terres visibles, et l’inconfort s’installe. L’Océan Pacifique nous a préparé un bizutage. Au shaker, pas à la cuillère. Nous sommes tous sur le pont à fixer l’horizon, à la limite d’un mal de mer. Sauf Hélène qui n’a attendu personne pour être malade et file en fin d’après-midi s’allonger en demandant à ce qu’on la remplace pour son quart de la nuit.

Pour situer à quel point elle est mal, il faut imaginer la scène : vers 20h, au péril de mes viscères, je rentre dans la cabine pour prendre de ses nouvelles. Allongée sur une banquette du carré, agonisante, elle m’explique fièrement qu’elle a mangé ½ banane, mais que comme elle limite ses mouvements, elle n’a pas la force de se retourner pour poser l’autre moitié sur la table. Elle réclame aussi son masque pour les yeux, alors je m’aventure vers l’avant du bateau. Le temps de le fouiller dans le sac pour le trouver, revenir et lui donner, mon compte à rebours perso avant vomi s’est déjà enclenché. En titubant dans la houle de travers qui secoue le bateau, je me dépêche de parcourir les 3m qui me séparent de l’escalier pour retrouver quelques secondes avant l’échéance fatidique l’air frais et l’horizon. J’ai eu chaud, et je me note en moi-même de ne plus jouer à rester debout dans la cabine pendant plus de 30 sec si ça n’est pas vital. Hélène ne faisant plus partie de cette catégorie jusqu’à l’aube.

J’ai hérité du premier quart : 20h-23h. Entre la mer, la nuit bien fraîche et la fatigue d’autant de nouveautés en si peu de temps, je lutte contre le sommeil en me demandant comment on va faire les jours suivants. Car en plus d’être secoués, le bateau a aussi ses petites fuites, dont celle qui vient faire un goutte-à-goutte sur notre matelas, pile au niveau de la tête. Pour cette nuit, ça devrait aller car c’est mouillé uniquement d’un côté et Hélène est restée dormir dans le carré, mais imaginer la suite du trajet en dormant dans une éponge d’eau salée n’est pas pour me rassurer…

Le 2e jour, heureusement, la situation s’améliore peu à peu. Il fait beau et la mer s’est calmée. Hormis Hélène, le mal de mer n’a fait que frôler l’équipage, et ne se représentera plus d’ici à la fin du voyage. Coupé de son alimentation, le matelas commence lentement à sécher et nous commençons à prendre nos repères sur le bateau et le rythme à bord. Mon quart du matin est un petit bonheur, avec le lever du soleil comme compagnon de veille.

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NAAAAAAAANTS INGONYAMA BAGITHIIIIIII BABAAAA

Et puis petit à petit le temps ralentit, ou accélère, c’est au choix. Les journées passent, rythmées par les quarts, la routine du collectif, et l’ennui. La météo ne changeant pas toutes les heures, il peut se passer de longs moments sans que rien ne vienne troubler notre course lente. J’avais imaginé un temps à part, tout en lâcher-prise, assez proche de notre semaine dans la jungle péruvienne. Mais la navigation rajoute quelques paramètres qui rendent plus difficile de tromper l’inoccupation ou de s’abandonner aux oscillations :

  • avec le mouvement du bateau, on n’est vraiment bien qu’allongé, c’est-à-dire dans le hamac sous la grand-voile, dans sa bannette ou à la barre, à condition d’avoir trouvé quelques coussins pour amortir le bois brut.
  • A l’extérieur, les moments d’équilibre entre l’ensoleillement, le vent, la température et la gîte du bateau sont rares.

C’est pourquoi, même si les activités potentielles ne manquent pas, on se retrouve assez vite à glandouiller mollement en regardant la mer. Aucune raison de se plaindre, c’est tout à fait la découverte qu’on est venus chercher. Mais j’imaginais plus aisé de trouver un moment de quiétude lascif.

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Le 3e et le 4e jour, le petit-déjeuner est agrémenté de cris de tout l’équipage : deux énormes poissons sont remontés. Un thon de 12 kg puis un baru 17kg, et alors qu’on n’a terminé ni les provisions de viande ni le gros Mahi-mahi péché le premier jour. Dans les jours à venir, on risque plus de manquer de recettes de cuisine pour poisson que de protéines.

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Notre chance, c’est qu’en matière de gastronomie, Gabrielle, Cyrus et Yuki sont d’une inventivité et d’une générosité impressionnantes, surtout dans des conditions de cuisine limitées. C’est simple : la première semaine, non seulement on n’a jamais mangé la même chose, mais en plus tous petits plaisirs y sont passés : pain frais, tarte aux pommes, gratin dauphinois, cookies et muffins maison, marinade de poisson, la liste des réjouissances est longue et l’on s’est bien mieux nourris sur notre coque de noix isolée qu’on ne l’aurait fait sur terre avec toutes les ressources à disposition. En même temps, quand le bateau s’appelle Pantagruel, le programme est clair.

Avec les jours et le métier qui rentre, on commence à apprécier en particulier les moments de calme, quand tout le monde dort. Seul à la barre dans la nuit, bercé par l’avancée cahoteuse mais délicate du bateau, observer les étoiles filantes semble un privilège unique.

 

La rencontre de la semaine : Stella, une amie tropicale.

Aux 2/3 de la traversée, Michael nous avait programmé une pause sur un atoll englouti par les flots, qui forme une grande piscine à débordement en plein milieu du Pacifique. Un potentiel havre de paix idyllique, à l’abris des vagues et au milieu de nulle part, où nous étions sensés passer un ou deux jours à plonger, pêcher, faire du kite et profiter de la vie dans lieu à la configuration surprenante.

En théorie ça ressemble à ça
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Mais nous on a vu ça

Nous sommes partis depuis une semaine déjà, coupés de toute communication standard et les prévisions météo prises en partant ne sont plus valables depuis au moins 2 jours.  Notre seul moyen de communication régulier à bord est un GPS qui envoie en ligne notre position toutes les 20 minutes, qui permet si besoin et à grand frais de recevoir des sms et des prévisions météo sommaires pour des coordonnées GPS précises. Quelques heures avant d’arriver à Minerva Reef, l’appareil affiche une mauvaise nouvelle :  une amie de Michael restée en Nouvelle-Zélande le prévient qu’une tempête va s’abattre sur la zone où nous sommes, avec des vents à 45 nœuds de prévus (90 km/h – 1 nœud = 1,85 km/h).

Le temps de prendre les prévisions météo sur la zone et un peu plus au nord, la sentence est confirmée : la tempête va passer en plein sur l’atoll, d’ici à 36h. Nous avons le choix entre :

  • Patienter à l’ancrage, a priori protégés mais reclus dans le bateau pendant 3 jours au moins et avec un risque que l’atoll ne suffise pas à nous protéger du cœur de la tempête.
  • reprendre la route des Fidji, avec l’espoir d’avancer suffisamment pour échapper au gros de ce qui s’annonce.

Un paramètres complémentaire de la décision est que si on arrive pendant les 4 jours du WE de Pâques, les contrôles à l’arrivée vont être assortis d’une amende : entre 500€ et 1 500 € pour payer les heures fériées des fonctionnaires. Nous sommes samedi soir, il nous reste 3 à 4 jours de navigation, et il faut arriver d’ici à jeudi midi si on veut éviter de payer. Le capitaine est décisionnaire et nous repartons 2h après avoir posé l’ancre.

La nuit qui suit est plutôt agréable et conforme à ce qu’on a connu jusqu’alors. Dans la matinée, nous réduisons la voilure à la mesure du vent qui se lève peu à peu. On prend un premier ris (réduction de la surface de voilure) dans la grand-voile, puis un deuxième, tout en réduisant le génois. Michael m’explique les différentes configurations de voile possibles, jusqu’à la configuration ultime de tempête.

Dans l’après-midi, le vent forcit encore, et l’anémomètre grimpe bien trop vite à notre goût. 30 puis 35 nœuds établis en fin d’après-midi, alors que nous avons affalé presque toutes les voiles. Les rafales mêlées à la pluie balaient en continu le pont sur lequel plus personne ne monte sauf pour changer les voiles. Le bateau, qui fêtera on l’espère ses 100 ans l’année prochaine, craque de partout. Sa structure en bois est torturée en tous sens sous la force combinée des vagues et du vent,  et l’eau s’infiltre un peu plus à chaque craquement, profitant aussi des gaines de ventilation pour rentrer à bonne dose quand une vague traverse le pont. Bientôt, chaque zone du bateau subit son goutte-à-goutte tombant des poutres, et les derniers espaces de refuge que sont nos couchettes ou les coussins du carré n’échappent pas à ces vicieux assauts aquatiques.

A bord, l’ambiance reste étonnamment sereine : pas une plainte ou commentaire négatif, l’équipage fait front dans une bonne humeur qui masque bien le stress partagé. Nous décidons de donner un petit nom à la tempête qui arrive, comme on l’a fait pour tous les poissons pêchés jusqu’ici : ce sera Stella. Fidèles à leur insouciance, Yuki et Julia se lancent dans la réalisation de sushis avec le thon pris la veille et parviennent à un résultat de haute volée malgré les conditions exécrables.

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En bon capitaine dans une situation tendue, Michael fait son possible pour alléger l’atmosphère : on regarde un film, blottis les uns contre les autres dans le carré, pendant qu’il cuisine quelques pop-corn.

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Mais le vent monte encore, et nous nous mettons officiellement à la dérive : seules restent la petite voile du mât d’artimon et le foc, non plus pour avancer dans une direction donnée, mais seulement pour que le bateau garde un minimum de stabilité sur les flots déchaînés. A partir de maintenant, il n’y a plus rien à faire côté navigation : nous ne contrôlons plus notre direction, nous nous contentons de dériver en coquille de noix dans la tempête.

En début de soirée, nous entendons une série de gros bruits sourds sur le pont. Michael se précipite dehors : le hauban qui relie la bôme au mât a cédé. Heureusement, elle est tombée sur le pont et le bastingage, sans rien casser, et cela qui nous laisse la possibilité de l’attacher pour qu’elle ne bouge plus. Si elle était tombée dans l’eau, il aurait été très compliqué de redresser l’affaire. En quelques minutes, nous sécurisons l’ensemble, mais bien sûr la grand-voile est HS pour le moment, et on s’aperçoit en même temps que la voile d’artimon s’est complètement déchirée sous la pression du vent. Ce n’est plus que 2 bouts de drapeaux inutilisables.

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Photo du lendemain : la bôme a perdu l’oeil du tigre

Comme la tension dans la voile d’artimon servait aussi de contrepoids, cela veut dire que l’équilibre du bateau ne tient plus que par le foc, qui tire à pleine force sur le mât. L’incident suivant sur la liste pourrait être une rupture du mât ou des haubans qui le tiennent en place. C’est un grand classique de la voile, et ça nous ferait rentrer dans la catégorie des fortunes de mer. Michael n’a pas l’air plus inquiet que cela, et sur le moment j’ai du mal à décider si le fait qu’il ait déjà démâté au milieu de l’Atlantique dans des conditions similaires est un gage d’expérience ou d’inquiétude.

La seule voile qui reste nous positionne perpendiculaire au vent et nous fait prendre les vagues de plein fouet, au maximum du shaker. La circulation dans le bateau devient un exercice d’escalade. A moins d’avoir les 2 mains sur une poignée de maintien, on est projeté sur les murs en moins de 3 secondes.

Une idée fixe qui devient un mauvais rêve

On organise les quarts pour la nuit. 1h chacun à tour de rôle, avec pour seule instruction de passer la tête dehors une fois toutes les 15 min pour vérifier si on ne voit pas un bateau à l’horizon, et de lancer chaque heure la pompe pour vider la cale des infiltrations. Dans une visibilité à 100m grand maximum, il faut surtout compter sur le flash clignotant au sommet de nôtre mât pour être repérés, et nous sommes heureusement loin de tout récif ou bout de terre.

Il est très difficile de s’endormir : le bateau est secoué dans tous les sens, et celui qui aurait réussi à se caler suffisamment pour ne pas être trop balloté doit encore faire abstraction du bruit et des gouttes d’eau qui tombent forcément sur un coin du corps. De toutes façons, pour parvenir à dormir, il faudrait également débrancher le cerveau, qui pour l’heure est très occupé à réfléchir à tous les prochains incidents qui pourraient arriver et comment les gérer. Si on perd le mât, on perd aussi la girouette et l’anémomètre. Si on perd le mât d’artimon, il arrachera sans doute dans sa chute les câbles de tout le système de navigation. Je tente de calculer le délai et les méthodes d’intervention de secours à 300 miles des côtes les plus proches.

Vers 22h et dans un demi-sommeil comateux, je vois s’afficher 48 nœuds à l’anémomètre, ce qui nous fait officiellement rentrer dans la catégorie Tempête – Force 10 sur l’échelle de Beaufort…

Par un improbable exercice d’adaptation, la fatigue me fait m’endormir recroquevillé sur un coin de banquette, la moitié du corps dans le vide et malgré les gouttes qui me tombent sur la tête toutes les dix secondes.

La nuit est très désagréable pour tout le monde, sauf pour Michael qui a plutôt bien dormi. Mais le bateau a tenu, personne n’a été malade, n’a rechigné à prendre son quart et malgré le mélange de stress et de peur qu’on a tous eu, le collectif est resté aussi solide que le navire.

Au matin, la situation est paradoxale : on a encore 30 nœuds de vent et des creux de 4m, ce qui passerait en temps normal pour une journée éprouvante. Mais la perspective d’avoir passé le gros de la tempête puis repris notre route met tout le monde en joie. Pour ne pas changer les bonnes habitudes culinaires du bateau, le capitaine se lance dans des pancakes fromage-huile-bacon à la finesse toute allemande, et l’équipage peut même déguster l’ensemble sous quelques rayons de soleil revenus.

Malgré des prévisions météo pas très encourageantes, nous terminons la traversée sans autre incident, dans une mer toujours joyeuse et un vent soutenu mais favorable. On tente de faire sécher toutes les affaires, et le rythme reprend petit à petit, au son et odeurs des ukulélé hippies et crumbles sortis du four. Nous arrivons officiellement aux Fidji dans la nuit du 17 avril. Les vacances peuvent commencer.

On était venus découvrir la vie au long cours en mer, on a été servis bien au-delà de ce qu’on avait demandé. Comme toujours dans ce genre de situations, on ne saura jamais à quel point nous avons joué avec les limites. Mais même si notre noviciat maritime renforce la puissance du vécu, je ne crois pas qu’il soit une tradition volontaire de traverser une tempête tropicale en y cassant des éléments du bateau. Interrogé sur la place de cette tempête dans son palmarès personnel, Michael a sobrement répondu : « c’est une dont je me souviendrai ».

Si vous nous avez lu jusqu’ici, on espère que les 15 minutes de lectures en valaient la peine (le bureau des réclamations est ouvert auprès d’Hélène), mais ce long texte est autant la mémoire des événements qu’une bonne façon d’expurger la tension vécue pendant 36h.

A très vite

H&B

 

Les titres auxquels vous avez échappé :

Tempête dans un weird-boat.

Le grand bain 2

 

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